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[Interview] So Watts & Do Moon: « tropicalisme électronique »

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So Watts, Do Moon : Les Créoles du futur.

L’île de la Réunion évoque pour beaucoup de « métros »  [Français vivant sur le continent] une lieu paradisiaque, volcanique, de somptueux bassins… Vous n’aurez qu’à regarder les clips de Disiz ou Tiers-Monde pour vous en rendre compte.  En parlant justement de musique, lorsqu’il s’agit d’aborder la culture créole, beaucoup s’arrêtent au zouk et au dancehall, sans pour autant pouvoir citer de référence en la matière (on se passera du glorieux String Color). C’est un fait, à près de 10000 km, le paysage musical (traditionnel, mainstream ou underground) de la plus belle île du monde, reste méconnu. A tort.

A l’heure où la scène électronique occidentale fait ressurgir des rythmes tribaux africanisants, à l’instar du Portugal depuis plusieurs années, la Réunion, à l’appartenance culturelle française ambigüe, possède bien des arguments dans ce domaine. Patrimoine de l’île, le maloya, musique traditionnelle née durant l’esclavagisme, a notamment séduit le groupe Skip&Die (leur playlist maloya est une bonne entrée en matière), et continue d’inspirer les artistes créoles. La scène électronique locale exprime quant à elle une créolité musicale 2.0, irradiée aux courants house, dubstep, jersey club, bass et moombathon.

Les protagonistes de ce renouveau se nomment Psychorigid, Boogie, Ćszyz, Flow Di, FluidZ, Da Skill, et bien d’autres… Membres pour certains du collectif So Watts, pour d’autres du duo prometteur Do Moon, ils élèvent le niveau du DJ setting sur l’île, et diffusent leurs productions studio sur internet. Malgré la distance, cette nébuleuse d’artistes prometteurs indépendants est à suivre de près.

 

Ambassadeurs de la musique électronique sur l’île

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Le crew So Watts (de gauche à droite : Ćszyz, Da Skill, Boogie, Fluidz, Stew et Psychorigid) – ©So Watts

Le collectif So Watts se compose précisément de Psychorigid, Boogzbrown, Ćszyz, FluidZ, récemment rejoints par Da Skill et managés par Stew. L’un des membres du collectif, Ćszyz, forme également avec Flow Di le duo Do Moon, qui exporte leur production via des sets live dans tout l’Océan Indien.

CxC : Pouvez-vous vous présenter, ainsi que le collectif So Watts ?

Psychorigid : Psychorigid, on m’appelle aussi DJ Psyko ou Psyko Baba, PSKRGD et je suis aussi connu sous le pseudo « Kanyar du Moufia ». J’ai commencé à produire de la musique « électronique » vers 2006, avec des softs comme Rebirth, Acid puis Reason et aujourd’hui Ableton Live et Traktor. J’utilise quelques synthés, j’ai deux boites à rythmes, quelques pédales d’effets pour guitare et une bonne bibliothèque de samples. Avec ça, j’arrive à mes fins.

Boogie : Boogz, 32 ans, artiste plasticien [NDLR : notamment nominé pour le Prix Icart], ayant pratiqué des domaines comme le graffiti, le rap et la prod depuis l’adolescence. Malgré un cursus axé art, j’ai toujours continué à composer, et commencé à mixer plus récemment au sein de So Watts. Pour ma part, ma première approche dans la composition s’est faite grâce à un pote d’enfance, Sayaman, qui m’a montré les bases sur certains softwares, genre fruity loops.

P : De mon point de vue, [So Watts] c’est une bande de potes, nous aimons la musique, nous aimons les beaux tee-shirts, les jolies casquettes, les stickers qui claquent, la bonne cuisine, le street art, pleins de point communs nous réunissent. Pour la petite histoire, avant de nous réunir en crew, on se faisait tourner des playlists entre nous, puis on s’est mis à fantasmer sur des soirées où la bass music nous ferait péter la tête. Comme il n’y avait pas ce genre de soirée pas à La Réunion, Steven, le gérant de So Hype Shop [NDLR : Steven alias Stew, « manager » du crew, gère un magasin basé à Saint-Denis de La Réunion] en a organisé une pour tester et à notre grande surprise, ça a fonctionné ! Depuis, nos soirées drainent facilement entre 200 et 300 personnes à chaque fois.

B : Aujourd’hui So Watts c’est aussi bien les soirées que nous faisons que notre crew. On passe des tracks qui ne passent pas forcément sur la scène locale, c’est un peu marginal et ça fait du bien aux gens qui veulent danser sur autre chose que de la soupe.

CxC : Et Do Moon ?

Do Moon : Do Moon est un duo qui compose et joue en live une musique électronique survolant un panel de styles assez large, allant de la house au dubstep, jusqu’à la techno, avec des relents de maloya, soukouss [NDLR : musique zaïroise], ou kwaito [NDLR : sorte de house sud-africaine].

do-moon-groupe-couvre-x-chefs ©Do Moon

 

Créolité 2.0

CxC : En tant que producteur réunionnais, qu’est-ce qu’il y a de créole dans votre musique? Qu’est-ce qu’il y a d’autre ?

P : La créolité a évolué, de ce que je vois depuis Moufia [NDLR : quartier de Saint-Denis de La Réunion], ça ne se limite plus à une paire de savate dedwa [NDLR : tongs], à un plat de riz jaune avec du piment ou à un «oté dalon» [NDLR : wesh gros] crié à pleine gorge dans la rue. Kréol manz sushi koméla [NDLR : le Créole mange des sushis de nos jours]! Et pour la musique à La Réunion, c’est pareil. EDM & dancehall, raggamuffin et maloya, hard-tech et séga, hip-hop et quadrille, ça se côtoie, de temps en temps ça se mélange, mais ce n’est pas le cœur de mon débat. De mon côté, je propose de la musique et une ambiance : Moufia Bass.

B : Je pense que le fait de mélanger du son, le métisser, c’est ça l’aspect créole dans ce que je produis. Mettre des voix de pygmées sur une rythmique maloya par exemple, ou faire de la trap avec des percus du Bénin et des tambours malbars. La créolité, c’est ce qui se crée de nouveau dans un espace ou plusieurs cultures se côtoient, la magie qui se crée entre tout ça. Kreol is the future.

DM : On essaye autant que possible de distiller des éléments du patrimoine musical réunionnais, et ça dépend donc des morceaux : ici un kayamb, là un fonnkèr [NDLR : poème réunionnais], sur un troisième track ça sera un sample de takamba emprunté à Alain Peters, que nous mélangeons forcément à un univers électronique dans lequel nous évoluons également.

  

La musique électroethnique, un mouvement qui prend de l’ampleur.

CxC : La plupart d’entre vous, en plus de mixer au cours de soirées, travaillent sur des productions personnelles. Une bande de producteurs qui forment une famille… On dirait presque un label! C’est prévu? Qu’est-ce qu’il vous manque pour?

P : On finira peut-être par devenir un label, inch’allah ! On a une identité, un univers, on a tout ce qui faut pour créer un label avec la pastille verte « Nou La Fé » [NDLR : «Préparé par nos soins»]. En attendant, c’est le kif de jouer nos prods en mode So Watts !

B : Le fait que nous composions tous est très intéressant, chacun se nourrit du savoir de l’autre, on collabore ensemble et donnons nos avis. Le but est de jouer de plus en plus nos prods, afin de proposer du live à un moment donné. Petit à petit on avance, et fonder un label serait la suite logique à mon avis.

« Il y a maintenant plusieurs activistes d’une musique électronique métissée : DJ, producteurs… Mais nous ne sommes pas vraiment fédérés, c’est nouveau finalement sur l’île. » – Do Moon

CxC : A l’écoute de certaines de vos productions, et en considérant votre identité, vos inspirations, je suis tenté de faire un parallèle avec le Portugal, pays dont la scène électronique underground s’inspire des rythmes kuduro d’Angola. Le triomphe du Sud dans le Nord, en somme. Un retour aux sources.

Un succès similaire en France pour une authentique scène afro-électronique, ou créolo-éléctronique, c’est possible?

DM : Même si une telle scène existe et est active, par exemple avec le collectif Mawimbi, pas sûr que cela puisse prendre les mêmes proportions qu’Enchufada. Parce que ce qui réussit en France doit réussir à Paris, et que vu d’ici, Paris ne rêve que d’une chose : détrôner Berlin. Et ça ne se fera pas par les sons de l’hémisphère sud [NDLR : C’est sans compter sur le label berlinois Man Recordings !]. Mais on ne lâche pas l’affaire ! Parce que le monde est vaste et que nos sons font friper les Sud’Af, les Indiens, les Chinois, etc.

L’empreinte africaine, ethnique dans la musique électronique en France a été marquée par Africanism et s’est essoufflée. Depuis, une scène plus underground s’est mise en place. Pas mal de monde œuvre à sa manière pour cela et le mouvement prend de l’ampleur.

A la Réunion, des types comme Jako Maron ou Psychorigid ont ouvert les portes de la musique électronique domienne [NDLR : de Saint-Denis de La Réunion] il y a quelques années maintenant. Des gens comme Afrique 2000, Sauvage Barbee, Issa Sacha et nous-mêmes avons pris le relais depuis. Il y a maintenant plusieurs activistes d’une musique électronique métissée : DJ, producteurs… Mais nous ne sommes pas vraiment fédérés, c’est nouveau finalement sur l’île.

B : Buraka Som Sistema c’est un peu une référence, ça a innové grave, ça a inspiré beaucoup de gens, ils ont crée un mouvement fort et international. Et je pense qu’un mouvement similaire en France pourrait marcher, les gens comme nous, avec des influences africaines, indiennes et plus encore, ont besoin d’exprimer leurs cultures. Il faut diffuser au maximum, partager la bonne parole, bien communiquer, faire des soirées en métropole, et faire du sport pour tenir le coup  [rires]. Il y a du taff, mais ce n’est pas impossible.

P : Riskab‘[NDLR : probablement], si on remixe le track de Yannick Noah « Saga Africa » en mode Buraka [rires] ! Koz séryé [NDLR : parlons sérieusement]! J’en sais fichtrement rien, de ce qui pourrait marcher en France. […] Par contre, […] le rythme kuduro parle aux réunionnais. Par exemple, « Tchiriri » de Costuleta a chauffé et chauffe encore les dancefloors à La Réunion, c’est la base.

« Tchiriri […] chauffe encore les dancefloors à la Réunion, c’est la base. » – Psychorigid

A 10000 kilomètres.

CxC : Au milieu de la scène électronique occidentale actuelle, vous vous situez où?

DM : A 10000 km. Vraiment. On a le sentiment que dès que tu empruntes les sonorités du Sud, t’es tout de suite estampillé « folklorique », genre si tu ne fais pas du Magic System 2.0, c’est mort. La scène occidentale d’aujourd’hui est marquée par le retour de l’indus’, carrément pas notre rayon!

P : Je ne saurais pas te dire où je me situe, j’aime la musique dans sa globalité. Je suis capable de m’extasier sur une composition super compliquée de Jean- Sébastien Bach ou Frank Zappa, comme je pourrais kiffer comme un dingue un son de Britney Spears ou Thierry Amiel, c’est étrange mais j’assume mes goûts. Je suis un gros fan de Venetian Snares, c’est un choc à chaque fois quand j’écoute son travail.

B : Je pense qu’il y a toute une scène bass, qui est installée un peu partout dans le monde avec beaucoup d’artistes trap, moombahton, jersey, etc. Nous, culturellement on est entre l’Afrique, l’Inde, la Chine et la France. Il y a des choses évidemment occidentales dans ce que nous produisons, mais pas entièrement, car c’est ce que nous sommes : tropicalisme électronique.

 « Le rythme […] c’est le langage du corps. […] On le ressent, on ne peut pas tricher. » – Boogz

CxC : Psychorigid, peux-tu nous expliquer le/la Moufia Bass?

P : Je ne souhaitais pas figurer dans l’annuaire des DJ’s producteurs «champagne et MDMA ». Je viens de Moufia, le plus petit quartier de Saint-Denis. Ce n’est pas « Berlin Calling » qui m’influence dans ma démarche artistique, c’est Moufia. Ma musique sent la ruelle, c’est un scooter volé qui passe de potes en potes, elle a le goût d’une gorgée de « rhum do sel » [NDLR : du rhum avec du sel], elle sent le graillon […]. Faut que ça se ressente comme un taba sec d’a guèl [NDLR : un coup en pleine face].

CxC : Boogz, tes prods sont très « junglesques ». Comment parviens-tu à créer cette atmosphère?

B : Le rythme est quelque chose de très important pour moi, c’est le langage du corps. C’est à la fois culturel et universel, on le ressent, on ne peut pas tricher. Quand je dessine à l’atelier avec mon binôme Kid Kreol, on écoute beaucoup de musique « ethnique » car notre travail s’inspire de l’ancestral. Lorsque je compose, j’adore mélanger des rythmiques traditionnelles à des sonorités actuelles.

La bonne lancée de Do Moon

Ayant déjà participé à plusieurs festivals sur l’île de la Réunion (Electropicales avec des membres du So Watts Squad), à l’île Maurice, en Inde, le Duo de producteurs Do Moon a sorti en 2016 son premier EP, Rougail 1.1 , et à notamment collaboré avec le musicien acoustique Blick Bassy. Le groupe se crée ainsi un nom, et donne une véritable légitimité artistique à sa musique électronique. Un bon début.

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CxC : Vous êtes DJ et représentez maintenant le paysage musical réunionnais, au même titres que d’autres artistes plus acoustiques traditionnels. C’est une reconnaissance pour vous?

DM : On n’en sait rien. Et on aimerait bien le savoir mais les pros du secteur ne lâchent pas le morceau [rires] ! En fait on n’est pas vraiment des DJ, on l’est de moins en moins. L’important pour nous était de savoir que des professionnels de la musique locale, envers laquelle nous sommes assez révérencieux,  ont estimé après concertation que Do Moon existe dans le paysage de la musique réunionnaise, comme Labelle [NDLR: clip d’ailleurs dirigé par Boogie et Kid Kreol], Saodaj, Daoud… Et justement, du fait d’avoir cette image du DJ, ce n’est pas évidement de défendre sa propre musique.

C’est difficile de parler de reconnaissance pour un groupe qui a à peine 2 ans d’existence, mais faut admettre qu’en 2 ans on a vécu de purs moments et été bookés sur de très belles scènes : Electropicales, IOMMA, IndiEarth XChange en Inde, et quelques supers passages à l’île Maurice. Pas sûr que cela aurait été possible aussi rapidement en métropole, dans le milieu underground.

CxC : Quel a été votre parcours pour en arriver là (lives, prods…) ?

DM : Ça a commencé avec les live sur Youtube, puis énormément de prod dès lors qu’on a été bookés pour les Electropicales 2013. Depuis le début, on produit, on remixe, on crée… et on traduit toujours ça dans un live évolutif. On a également fait beaucoup de DJ sets, pour remplir la gamelle et parce qu’on aime faire bouger les fesses !


Remerciements aux membres du collectif So Watts et au groupe Do Moon pour leur participation.

Ecoutez Do MoonPsychorigidBoogzbrownFluidz et So Watts sur Soundcloud.