Partie 1 « Aux origines : le reggae en espagnol. »
Partie 2 « Escale à New York. Le reggaeton, une histoire de sample. »
Porto Rico et la ‘Musica Underground‘.
Au début des années 90, suivant la trace du hip hop, le reggae en español de Nando Boom et de El General arrive à Porto Rico. Le reggae, importé par les majors, serait présent sur l’ile depuis les années 80, adopté par les surfeurs et autres jeunes issus des classes favorisées ignorant tout de la philosophie et des revendications Rastafari. Le reggae est consommé, vidé de sa substance idéologique.
Lorsque, via New-York, le genre atteint une nouvelle fois l’île, plutôt que d’être associé à la culture jamaicaine avec laquelle Porto Rico n’entretient presque aucun contact, le reggae dancehall en espagnol est assimilé à la culture Nuyoricaine. Sous le nom de ‘underground‘ le reggae dancehall se mélange au hip hop. Les genres se côtoient, se confondent. Ensemble ils contribuent à la définition d’un son et d’une identité nouvelle, celle d’un Porto Rico afro-latin tourné vers l’extérieur, vers New-York mais également vers les Antilles. Le célèbre MC Vico C dira de la musique underground qu’elle est « essentiellement hip hop mais avec une saveur davantage compatible avec les caraïbes ».
Les artistes de Reggae Panaméens, bien que populaires à Porto Rico, ne s’y produisent que rarement. Trop cher, trop difficiles à contacter, leur absence est compensée. Les DJs et MCs locaux s’emparent des faces b. Alors que au Panama, la scène locale de reggae en español se développe en lien directe avec la Jamaïque et évolue de concert avec celle-ci, dans le plus grand respect des traditions, à Portorico, le terreau fertile du hip hop dans lequel le dancehall vient se planter s’apprête à donner au genre une existence nouvelle.
Sur l’île, en marge des circuits traditionnels de distribution et de diffusion, l’underground développe sa propre microéconomie. Tout commence en 1989 lorsqu’un certain ‘DJ Negro‘ est licencié par le club qui l’employait. Vétéran de la scène Hip Hop et entre autre producteur de Vico C, le plus célèbre des MCs Portoricains, la réputation du DJ n’est plus à faire. Plutôt que de chercher un emploi ailleurs, le DJ, conscient de son influence, décide d’inaugurer son propre club. C’est ainsi que nait The noise, un établissement modeste que son propriétaire décrit lui même comme « une boite rectangulaire peinte en noir ». Installée dans le quartier pauvre de La Perla, le club est un succès immédiat. Limité financièrement, incapable d’engager des artistes de renom, DJ Negro ouvre ses portes à la jeune scène locale. C’est ici que de jeunes talents tels que Ivy Queen, Daddy Yankee, Tego Calderon, Nicky Jam and Wisin & Yandel feront leurs premières armes. Fait de bric et de brocs, situé dans des lieux semi légaux, le club changera trois fois d’emplacement en l’espace de deux ans. Le public suivra.
Le son évolue. Au début des années 90 la scène underground est encore largement dominé par le Boom Bap. Alors que la décennie avance, le reggae dancehall gagne en popularité. Parmi les riddims populaires sur l’île, on retrouve sans surprise le fameux Pounder, de Dennis The Menace, dont la rythmique régulière en soubresaut séduit les danseurs. Une structure en triolet doublée de claves qui, dans la continuité de la tradition afro-latino-caribéenne, fait échos à la calypso, à la soca, aux lignes de basse de la salsa.. Dans les années qui suivent, une série de riddims semblables au dembow viennent nourrir le répertoire des DJ Portoricains. On retrouve le Bam Bam Riddim, popularisé par Chaka Demus & Pliers et leur leur classique ‘Murder She Wrote‘ ou encore le Fever Pitch Riddim de Bunny Lie Lie & E Sharman.
À Ce stade de son histoire, le reggaeton naissant est encore et avant tout une culture live. À partir des années 92-93, les premiers enregistrements font leur apparition. Des cassettes de trente minutes commencent à circuler de le main à la main. Dans la plus pure tradition du beat making Hip Hop, un certain nombre de DJs et producteurs (DJ Playero, DJ Nelson, DJ Adams Mad, DJ Eric Street, DJ Joel ou encore DJ Gold-D composent) composent à partir de sample une musique d’un genre nouveau. De long collage ou se succèdent beat hip hop, riddims dancehall et échantillons en tout genre. Les riddims sont réinterprétés, réassemblés. Le beat de Dennis The Menace est découpé, dépouillé. Bien souvent, le synthé disparaît, la basse aussi. Seul son squelette percussif est préservé. Trente minutes durant, break de funk et triolets du dembow se répondent, s’entrechoquent. Le Reggaeton est en train de prendre forme. Sur ces productions hybrides, changeantes, les divers MCs de l’île se succèdent. Ils ont pour nom Mc Ranking Stone, Alberto Style, Maicol and Manuel, Mr. Notty, Baby Rasta and Gringo, Master Joe, Baby Shabba.. Leur flow sont ceux du rap, un parlé hachuré en langue espagnole dont le débit, adapté à de nouvelles structures, s’éloigne progressivement des standards américains.
Parmi la multitude de mixtapes produites à cette époque, celles de DJ playero sont sans doute les plus populaires. Limitée à une vingtaine d’exemplaires, chaque oeuvre du DJ est par la suite copiée, reproduite, échangée. Les petits rectangles de plastique voyagent, s’exportent même jusqu’à New York où, peu à peu, le proto-reggaeton gagne en popularité auprès des jeunes latinos. Le boomerang revient.
De l’opposition au succès commercial.
L’underground, aussi parfois appelé ‘Melaza’, mélasse en Français, ‘musica negra‘ ou simplement ‘reggae’ (l’usage du terme se renforce à partir de 1995), est une musique d’opposition, un rejet des valeurs dominantes. Le son des rugueux des cassettes reflète l’esprit do it yourself de toute une frange de la population en marge. Dans un ouvrage paru il y a quelques années, Petra Rivera Rideau dresse le portrait grinçant d’un état semi indépendant socialement fracturé à la politique sociale plus que douteuse. Pour l’auteure, le discours de la ‘démocratie raciale‘, celui des élites, ne serait rien d’autre qu’un outil de contrôle visant à contrôler et à limiter les formes d’existence et d’expression des identités noires et métisses.
L’underground est l’expression d’une identité à la fois afro-caribéene et latino. Une musique noire mais pas que, à l’image des populations défavorisées de l’île. La manifestation d’une altérité dissidente sur fond de revendication raciale et de conflit de classe. Une contre narration qui, dans le contexte Portoricain, dérange. Le reggaeton naissant est censuré, associé à un certain nombre de stéréotypes raciaux intemporels associés à l’hyper masculinité des populations noires.. Comme bon nombre de musiques dans le sillage du Hip Hop, le genre est accusé de romancer la violence, d’en faire l’apologie. Et comme bien d’autre dans le sillage du dancehall, son hyper sexualisation est problématique. La danse du reggaeton, le ‘perrero‘ (doggie style) est décriée, à la fois pour son indécence que pour l’univers machiste qu’elle semble incarner. À partir du début des années 90, l’écoute de musique ‘underground’ est ainsi associée à la délinquance et au trafic de drogue, contribuant à la criminalisation des habitants des ‘caserios‘, les quartiers défavorisés de San Juan, déjà fortement discriminés.
En 1993, le gouverneur Pedro Rosselló déclare la guerre ouverte aux gangs et à la drogue dans les caserios. Les mesures prises sont drastiques. Entre 1993 et 1997, la politique dite de la ‘mano dura‘ mènera à quelques 87 raids de grande ampleurs dans les quartiers pauvres. Des check points sont établis, des périmètres de sécurité et des palissades sont érigés autour de certains quartiers dont les habitants sous régulièrement soumis à des fouilles. Menés conjointement par la police et l’armée, ces actions, sous leur couvert officiel, desservent une politique insidieusement raciste sur fond d’intérêts privés. Comme le développe Marisol Le Brón dans une tribune au napalm pour le Boston Review, le projet visant à privatiser les quelques 58 000 logements publics de l’île est le nerf de la guerre, celle d’un gouvernement contre sa propre population.
En 1995, le succès commercial de l’artiste Wiso-G et son titre Sin Parar est la goutte de trop. Face à l’ampleur du phénomène, une association chrétienne du nom de ‘conservative media monitoring group morality in media‘ part en croisade contre le mouvement underground et sa morale dégénérée importée des USA. Appuyé par les forces de police, une opération semi légale est menée. Six disquaires sont visés menant à la confiscation de quelques 400 cassettes. S’en suit une réaction en chaine médiatique, une panique morale en bonne et due forme. Presse Nationale et Chaine de TV multiplient les programmes et les articles, présentant l’underground comme un mal à abattre, une musique qui corrompt les mœurs, un danger pour nos enfants. D’après Frances Muntaner et Raquel Rivera, c’est ironiquement la censure du genre qui est à l’origine de son succès. En interdisant la musique underground, les autorités n’ont fait que renforcer son authenticité.
Le reggaeton est pris entre deux feux. D’un côté son succès commercial et l’intérêt grandissant de l’industrie, de l’autre la censure gouvernementale et médiatique. Comme l’explique DJ Nelson « si les autorités vous surprenait entrain d’écouter du reggaeton dans votre voiture, il détruisait votre cassette et vous dressez une contravention de 500 dollars ». À partir de la seconde moitié des années 90 donc, afin d’éviter la censure, certaines cassettes sont déclinées en version censurée. Les versions explicites quant à elles se voient accompagnées de la fameuse mention ‘Parental Advisory‘. Le reggaeton, désireux de récolter les fruits de son succès, s’adapte à la contrainte.
En 1997, Sony rachète les droits des compilations de DJ Negro, les fameuses mixtape ‘The Noise‘ et signe le DJ producteur. Fort de ce support, le volume 8 atteint la douzième place du Billboard pour les albums latins et la sixième place de la catégorie pop latine. L’underground pénètre l’industrie. Rapidement, conscient des enjeux et des possibilités nouvelles qui s’offrent à eux, de nombreux MCs cherchent à se faire un nom par eux même. À une époque faite de cassettes, de mixtape et de compilations succède celle des premier albums solo. Ivy Queen et son album En Mi Imperio en 1997, The Other Side de Bebe, The New Prophecy de Baby Rasta & Gringo ou encore Violencia Musical de Hector & Tito en 1998 annonce le changement à venir. Musicalement le style reste fidèle à celui des cassettes, les producteurs étant restés les même. Disons plutôt le même. En bas de chaque pochette,, un nom revient, inlassablement. Dj Nelson, membre du collectif The Noise et proche de DJ Negro, est l’homme derrière le succès commercial du reggaeton, à la fois imprésario, manager et producteur de plus d’une quinzaine d’artiste.
Au tournant des années 2000, le développement des techniques de productions, l’apparition de logiciels tels que fruity loop, révolutionne la production. Un album en particulier marque ce changement. Reggaeton Sex vol.2 de DJ Blass marque l’apparition des synthés qui peu progressivement au cours des années 2000 vont prendre le lead. La présence de sample se raréfie. À l’heure de la commercialisation du genre et des copyrights, une composition originale vaut mieux qu’un échantillon emprunté.
À la fin des années 90, comme l’explique DJ El Nino, « le terme reggaeton désigne les morceaux utilisant un beat original et non une face b de disque Jamaïcain ». Le nom reggaeton accompagne ainsi l’émergence d’un genre à part entière, un genre arrivé à maturité et désormais indépendant. Un genre sur le point d’exploser. Une nouvelle génération de MCs, Daddy Yankee, Don Omar mais aussi de producteurs, le duo Luny Tunes, disciples de DJ Nelson, sont sur le point de porter le genre à un niveau jamais atteint. En 2004, Gasolina de Daddy Yankee est un succès planétaire. Le titre se classe dans les tops chat de plus de 20 pays et est nominé au Latin Grammy Award pour le disque de l’année. Le reggaeton accède à une reconnaissance internationale. Devenu quasi hégémonique dans une grande partie des pays d’Amérique centrale, le reggaeton, bien que occulté par quelques supers productions parfois grotesques, n’a pas cessé d’exister ni de signifier.
Partie 1 « Aux origines : le reggae en espagnol. »
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