J’ai pu passer deux ans à Mexico pendant lesquels je me suis pris pas mal de claques musicales inattendues… la scène électronique en Amérique latine est en ébullition : des nouveaux styles apparaissent tout le temps, les organisateurs d’évènements sont de plus en plus créatifs, les labels indé fleurissent… Dans toute cette mouvance, il y a des producteurs de musique électroniques qui ont eu une idée géniale : mélanger des influences de musiques latino-américaines (cumbias…) avec des codes des musiques électroniques dont nous sommes plus familiers (techno, bass music). Les résultats de cette fusion portent différents noms : cumbia digitale, nu cumbia, tropical bass, ruidoson… chez Couvre x Chefs on est très fans donc on va commencer à vous parler un peu de tout ça.
Au Pérou, les fleurons de cette scène hybride s’appellent Dengue Dengue Dengue, j’ai pris une décharge tropicale en live en janvier l’année dernière lors d’une de leurs premières prestations à Mexico lors du Day Off. Un peu plus d’un an après, c’est à La Bellevilloise à Paris qu’on s’est enfin rencontrés pour discuter de la nouvelle scène électronique d’Amérique latine et de leur début de carrière exponentiel.
Entre tropical bass et cumbia de la jungle
Couvre x Chefs : Salut Dengue Dengue Dengue! Pouvez-vous vous présenter et essayer d’expliquer aux français la musique que vous faîtes?
Felipe : Je m’appelle Felipe.
Rafael : Et moi Rafael, nous formons le groupe Dengue Dengue Dengue et ce que nous faisons était proche plutôt de la cumbia au début, mais maintenant nous voulons explorer d’autres ritmos nativos de par le monde et les fusionner avec la musique électronique.
CxC : Qu’entendez-vous par « ritmos nativos » ?
Rafael : Par exemple en Amérique Latine on pourrait parler de cumbia, dans le cas du Pérou, la musique afro péruvienne ou du landó… mais il ne s’agît pas seulement de musiques d’Amérique du Sud, cette appellation fait aussi référence aux rythmes de racines africaines…
Felipe : … parce que finalement toute cette musique est d’influence africaine. C’est la base de tout, la racine.
CxC : Vous définissez votre musique comme appartenant au courant tropical bass ?
Rafael : Oui, comme le disait Felipe, surtout au début… maintenant on s’approprie d’autres rythmes ou influences qui ne sont pas seulement tropicales. Mais comme le disait encore Felipe, ce sont des ritmos nativos qui ont une racine commune.
CxC : Vous avez commencé par sortir une série de remixes puis un premier album, La Alianza Profana en 2012, dont les influences étaient plutôt la cumbia amazonienne ou la chicha. Vos récentes compositions comme R2, Lokumba et votre dernier EP en date, Serpiente Dorada, voient apparaitre d’autres genres, comme le zouk bass ou le dub, et témoignent d’une évolution dans votre recherche musicale. Vous expérimentez constamment des nouvelles sonorités ?
Felipe : Exactement ! D’ailleurs, ce qui se passe, dans ce courant que l’on appelle tropical bass, ou toute cette nouvelle musique de racines tropicales, ou « natives », on l’appelle comme on veut… c’est que de nouveaux genres apparaissent tout le temps. Nous-mêmes, on joue souvent en live donc on n’a pas envie de s’enfermer dans un seul style, on essaye d’expérimenter, tenter des choses, et on voit ce qu’il se passe…
Rafael : …en fait on est très influencés par internet. Pour découvrir de la nouvelle musique c’est le média le plus simple, des trucs nouveaux sortent tous les jours… mais ce ne sont pas toujours des nouveaux rythmes. Parfois ce sont des rythmes qui ont toujours été là mais à un moment quelqu’un les ressors et tu te dis « Wow ça tue ! »
Felipe : …ensuite tu le combines avec de la musique électronique, tu le retournes un peu dans tous les sens…
Rafael : …par exemple, avec ce qu’il se passe en ce moment autour de ce courant de musique africain qui comprend zouk bass etc…. ça nous a replongé au cœur de la culture péruvienne, pas vers la cumbia, il y a un autre parallèle assez intéressant avec musique afro péruvienne…
Felipe : … c’est de ça que vient notre titre R2 par exemple : dedans il y a un sample d’un musicien qui s’appelle Zambo Cavero (NDLR, Arturo « Zambo » Cavero) qui est décédé il y a peu de temps, ça fait quelques années. C’est d’ailleurs pour ça que la chanson est gratuite, la mélodie est de nous mais le sample non donc ça a posé problème.
Rafael : Zambo Cavero fait de la musique afro péruvienne. Au Pérou il y a eu une immigration forte venant d’Afrique à une époque, beaucoup sont venus pour être esclaves. Quand ils ont été libérés, ils se sont rassemblés dans une ville au sud de Lima qui s’appelle Chincha. C’est de là que viennent beaucoup de fusions.
CxC : Ce phénomène a quelque chose à voir avec la cumbia amazonienne ?
Rafael : Non ça c’est autre chose. La cumbia amazonienne est la cumbia qui venait de Colombie et qui est arrivée au Pérou par la jungle, la forêt amazonienne. Quand ça s’est passé, il y avait une exploitation pétrolière très forte dans la forêt, il y avait beaucoup d’étrangers, surtout des étasuniens. C’est eux qui ont apporté des guitares électriques, des synthétiseurs, le rock… et tous ces ingrédients se sont mélangés avec la cumbia pour créer un son très particulier qui a pas mal marché 6 ou 7 ans, c’est ce que l’on a appelé la cumbia amazonienne. Au lieu d’intégrer des accordéons ou d’autres instruments, on a de la guitare électrique. Et avec l’influence des drogues hallucinogènes comme l’ayahuasca, le truc est devenu carrément psychédélique !
Felipe : Après tout ce courant a bougé à Lima où il s’est fusionné avec la musique andine et la musique de Lima pour donner la chicha.
Rafael : On aime bien aussi la chicha, mais on se focalise plus sur l’autre partie de la forêt amazonienne.
CxC : … sur la cumbia amazonienne ?
Felipe : Voilà. C’est ce qu’il se passe dans les derniers morceaux qu’on a fait : on utilise d’autres rythmes tout en gardant toujours beaucoup d’influences, comme le côté psychédélique de la cumbia, qu’on maintient toujours… ça et certaines autres mélodies, c’est la base de ce qu’on fait…
Rafael : … on ne veut pas répéter ce qui a déjà été fait. C’est d’ailleurs ce qu’on a commencé par faire un peu au début, mais on essaye surtout de saisir l’idée que ces gens avaient quand ils ont composés à l’époque, et la combiner avec d’autres éléments.
CxC : Vous pensez quoi du terme « global bass » ?
Rafael :… moi j’aime bien.
Felipe : c’est un terme très vaste !
Rafael : ça peut inclure tout et n’importe quoi. Quand quelqu’un parle de « global bass », tout le monde pense qu’on veut dire cumbia bass ou zouk bass… mais le drum’n’bass, le dubstep c’est aussi de la bass music ! C’est aussi « global » après tout, ça vient d’autres parties du monde.
Felipe : Après il y a aussi le dub et d’autres rythmes que l’on peut qualifier de natifs d’un certain point de vue. Ces rythmes là aussi viennent des rythmes qui sont nés dans ces parties du monde.
Rafael : Je pense qu’à l’origine tout ces genres font partie d’un même tout mais à un moment il y a eu une différenciation entre la bass music et la global bass… en fait c’est la même chose et petit à petit ils se fusionnent eux-aussi.
Felipe : C’est juste que ce qui se fait dans une partie du monde, et bien toi tu es en train de le faire de ton côté à ta sauce… pimentée ! hahaha
Dengue Dengue Dengue! & Vj Sixta – Geometry – Foto por Hilda Melissa Holguin
Naissance de Dengue Dengue Dengue
CxC : Comment est né le projet Dengue Dengue Dengue ? Comment vous est venue l’idée de combiner des cumbias avec des musiques électroniques ?
Rafael : On a des projets en commun et avec d’autres amis depuis 8-10 ans au moins. Avec l’un de ces projets on est allés en Argentine à un festival qui s’appelle TRImarchi, et dans ce festival on a vu des gars jouer comme par exemple Chancha via Circuito, du label ZZK Records. Quand on l’a écouté jouer lui et un autre qui s’appelle El Remolon c’était dingue… j’avais deja vu des fusions de musiques latines avec de la musique électronique avec par exemple Señor Coconut, mais là c’était la première fois que je voyais ça dans une ambiance de club, avec des gens qui dansaient ! Évidemment on n’allait pas faire la même chose, mais on a tout de suite pensé qu’on pourrait faire notre propre version de ce mélange. Eux le font avec de la cumbia villera (NDLR : style de cumbia le plus répandu en Argentine), donc on s’est dit qu’on pouvait le faire avec notre propre musique.
CxC : Vous avez une proposition visuelle très intéressante avec le travail de VJ Sixta. Les pochettes, artworks, les masques que vous mettez sur scène… Vous êtes tous trois graphistes, c’est important pour vous de proposer un projet complet : musique + visuel ?
Felipe : Bien sur. Ça ferme le circuit, ça forme le concept, que ça soit du dj set, du live… le visuel fait partie du concept. Bon, c’est aussi une manière de différencier ce projet des autres qu’on a.
Rafael : le type de musique se prête pour quelque chose de ludique, pour jouer un peu plus avec les couleurs etc… on a d’autres types de projets qui sont plus « réservés », mais avec de la musique tropicale on a envie de montrer des couleurs …
Felipe : … oui c’est autre chose. Le dj set est plus varié, c’est une sorte de mix de cumbia et d’autres rythmes…. C’est différent du live.
CxC : Vous faîtes aussi les projections quand vous êtes en dj set ?
Felipe : Oui ! Enfin, le live c’est la moitié dj set la moite live parce qu’il y a des morceaux qu’on remixe en live, d’autres auxquels on ajoute une autre rhythmique etc…
Lire la seconde partie de l’interview ici !