CAIN MUCHI interview couvre x chefs

À la rencontre du duo Caïn و Muchi, entre musique des ombres et poésie des corps

Tim Karbon pour Couvre x Chefs

Nouvelle signature remarquée de l’agence Bi:pole, aperçus récemment lors de nombreux lives et festivals français tels qu’à l’édition 2022 du Positive Éducation de Saint-Étienne ou au club META à Marseille, Vanda Forte et Sinclair Ringenbach font de la musique sous le double alias de Caïn و Muchi. Avec ce projet, ils mélangent des influences allant du rap à la bass music en passant par l’ambient, avec des reflets poétiques et une connexion revigorante avec les innombrables traditions sonores issues des territoires arabes et nord-africains. À la fois sombre, délicat et dansant, la musique du duo déchire les codes et les aprioris quant à une culture électronique devenue parfois trop rigide ou obtuse. Et ouvre ainsi le champ des possibles vers un futur artistique où l’exigence de textures soniques raffinées et l’énergie fragile de nos corps en mouvement deviennent les porte-bras d’une transidentité musicale explosive.

Suite à leur release party dans la salle Montreuilloise de La Marbrerie le 18 Janvier dernier, nous avons échangé le temps d’un appel visio, afin de détailler plus profondément les contours de ce projet dense et envoûtant.

© Théo Cambi

Bonjour à tous les deux Vanda et Sinclair, je suis ravi de pouvoir entamer cette discussion autour de la sortie de votre nouvel EP Warda و ر د ة qui vient de voir le jour ce Vendredi 3 Février 2023. Ayant eu le plaisir de vous rencontrer à l’occasion de votre release party à La Marbrerie de Montreuil il y a quelques semaines, j’aurais tout d’abord voulu connaître votre ressenti sur ce concert. Comment avez vous vécu tous les deux ce moment en live ? Et comment l’avez vous appréhendé en comparaison au précédent, lorsque vous avez joué  au Positive Education Festival de Saint-Étienne en Novembre 2022, qui avait lieu sur une scène bien plus grande et par conséquent moins intimiste ?

Sinclair : Hello ! On est très contents également de discuter de notre projet commun avec toi. Concernant notre récent live à La Marbrerie, on a très vite constaté la largeur importante de la scène pour une salle de taille moyenne, car jusque là nous n’avions pas eu l’occasion de jouer sur un espace si vaste, ce qui nous a permis d’avoir tout le confort nécessaire pour agencer notre setup. J’ai pu ainsi me placer à côté du stage, pour laisser à Vanda toute la place dont il avait besoin pour se déplacer sur le reste du praticable. 

Vanda : Salut et merci de nous donner cette opportunité d’échanger ! Pour compléter ce que dit Sinclair, c’était vraiment super pour moi d’avoir tout cet espace scénique pour m’exprimer corporellement, ce qui n’a pas forcément été le cas lors du Positive Éducation, qui est pourtant une scène de festival et, pour en revenir à ta question, ce concert a été envisagé de manière plus intimiste. Moi qui m’imprègne systématiquement du lieu pour adapter mon jeu de scène, La Marbrerie a ce cachet « punk » quasi industriel qui nous a beaucoup plu dès le départ, ce qui m’a rempli de belles énergies pour performer.

Sinclair : Et aussi, tu as eu l’idée de faire ton arrivée sur scène sous la jupe du praticable, par le dessous donc, ce qui est peu commun. De manière générale, on essaye souvent d’improviser nos entrées en live. Même si pour ma part, je suis encore un peu contraint par l’espace investi par mes machines, Vanda ayant donc davantage les mains libres pour imaginer des nouvelles formes d’expression spatiale.

Vanda : Cependant, on est en train de développer ensemble de nouvelles manières de penser la scénographie du live, sans être aussi unilatéralement agencés. Penser des configurations dans lesquelles Sinclair serait plus mobile sur scène.

Sinclair : Oui, et ainsi éviter les comparaisons convenues avec le format « rappeur + beatmaker », qui est un écueil qu’on cherche à éviter sur le long terme. La release party à La Marbrerie était notre deuxième live sous cette nouvelle formule. On est très heureux d’avoir senti les gens vraiment happés et concentrés par l’ensemble de la performance, même malgré cette séparation scénique encore un peu conventionnelle à notre goût.

Vanda : Exactement, et en ce qui me concerne c’est primordial de ressentir ce lien fort, cette énergie communicative avec le public, qui est autant dû à la configuration de la salle qu’à la manière dont nous développons progressivement l’intensité de ce moment en live. Au départ on était dans un format dans lequel nous étions tous les deux aux machines, dans l’extension de notre travail collectif de production en studio, et donc avec très peu d’interventions vocales. Maintenant que ma voix a pris plus de place, on peut de nouveau imaginer une forme où l’on inclura davantage d’instruments joués en live.

Sinclair : On réfléchit notamment à experimenter des moments avec des percussions organiques, jouées par Vanda ou moi (ou les deux simultanément).

Vanda : Oui, et avoir la possibilité d’inclure, comme dans la plupart de nos productions, des instruments de la région MENA (ndlr : Middle-East / North Africa) comme le Bendir (percussion d’origine Amazigh utilisé notamment dans le Chaabi), la Derbuka ou la Gaita (instrument à la tessiture proche du hautbois, comprenant beaucoup de déclinaisons au sein des musiques traditionnelles méditerranéennes). J’ai grandi et appris a chanter au contact de ces instruments, donc il me parait légitime d’en proposer une approche renouvelée dans le cadre de notre live.

© Théo Cambi

La plupart de vos titres ainsi que le nom de votre duo Caïn و Muchisont écrits en deux alphabets (arabe et latin). Pourriez-vous nous en dire davantage sur la signification de ce dernier ainsi que sur l’usage de ce double langage ?

Vanda : Concernant les titres de nos morceaux, nous avons choisi ensemble d’effectuer une traduction sémantique de ces derniers en latin et arabe écrit. Et quelques fois, cette transcription s’accompagne d’une autre traduction, phonétique cette fois ci, comme avec le track  « Hustler حصلة » (trompeur / arnaqueur)qui peut aussi s’entendre « hassle »  et qui signifie « problèmes » en arabe.

Sinclair : Pour ce qui est du nom de notre duo, j’avais à l’origine pensé à lancer mon nouveau projet solo sous l’alias Caïn en référence au personnage de la Bible considéré comme le premier meurtrier de l’histoire dans la Genèse, qui assassina son frère Abel…

Vanda : … et  je me suis incrusté ! (rires)

Sinclair : Oui c’est ça (rires), en tout cas j’avais envie d’avoir un nom d’artiste plus sombre pour aussi couper avec une esthétique plus enjouée qu’on pouvait déceler dans mes anciennes productions. Et je trouvais aussi que la prononciation du mot « Caïn » résonnait bien à l’oreille, et avait un certain côté énigmatique au-delà de la référence biblique évidente.

Vanda : Pour ma part, j’ai donc commencé à donner mon avis et des feedbacks sur les morceaux que Sinclair m’envoyait sous ce nouvel alias, lors du premier confinement de 2020. Si au départ c’était avant tout en tant qu’ami et oreille attentive à son travail, cela s’est vite mué en désir de le rejoindre dans l’élaboration de cette musique.  Puis j’ai commencé à essayer de poser ma voix sur ses productions et, petit à petit, à lui transmettre des samples de sonorités orientales ou d’idées d’arrangements, qui ont abouti aux premières ébauches de notre EP Martyr ظ ل م. Jusqu’à lui proposer de m’incruster définitivement dans le projet pour en faire un duo. C’était aussi lié à mon désir inavoué à l’époque de me lancer dans le rap, sans avoir une vraie maîtrise de cette forme artistique, j’en écoutais et en écoute encore beaucoup. Je lui ai donc dis qu’idéalement mon blaze serait « Muchi », simplement car cela sonnait bien à mes oreilles.

Sinclair : Et en rassemblant ces deux noms en une seule entité, on s’est dit que c’était un bon moyen de former un duo tout en gardant nos identités propres, autant musicalement qu’humainement. Ensemble mais autonomes, en quelque sorte.

Vanda : Pour conclure sur notre nom d’artiste, j’ai donc proposé à Sinclair qu’au lieu d’utiliser « et » ou « and » pour lier Caïn et Muchi, on pouvait employer le même sigle en arabe, qui se prononce « ou ». Je me suis également dit que si tu prononces ces trois mêmes mots en arabe à une personne qui parle la langue, il l’entendra comme « qui n’existe et n’existe pas ». Preuve de cette dualité inhérente à notre projet sur le plan sonore et artistique : qui n’est / n’est pas, dark / light, ordre / chaos… C’est marrant que ce double sens puisse émaner d’une simple coïncidence du langage.

EP  Martyr ظ ل م

Votre signature sonore sur Warda وردة , composite et multiple, fait la part belle à un savant mélange de rap contemporain, de bass music expérimentale, de spoken word et de dark ambient, le tout marqué par une présence subtile d’éléments instrumentaux issues de traditions musicales de la région MENA, rythmiques autant que mélodiques. Cependant, vous avez d’abord été découverts au gré de compositions club assez frénétiques, inspirées de la drum n bass, de la UK techno et du gabber, comme sur votre précédent opus Martyr ظ ل م sorti en 2020 ainsi que sur des compositions parues sur les labels Southfrap Alliance et Du Coeur Records, et dans lesquelles la voix de Vanda n’avait pas encore la place centrale qu’elle occupe à présent. À quel moment ce changement stylistique s’est-il opéré dans votre désir commun d’ouvrir les possibles de votre démarche sonore ?

Vanda : Il faut savoir que Martyr ظ ل م a été le projet qui, à notre connaissance, a été le plus joué en club jusqu’à maintenant. Comme tu dis, il est certes influencé par de nombreux genres musicaux mais sans non plus s’implanter forcément dans une filiation précise, pour cette raison c’est un EP qu’on aime à décrire comme « hybrid club ».

Sinclair : A l’époque de nos premières sorties sur les compilations que tu évoquais, nous n’avions pas encore dessiné les contours et l’identité du projet. On se posait en studio et on expérimentait sans ligne directrice fondamentale. Pour reprendre l’exemple de notre track pour le label marseillais Southfrap Alliance « L’ATLAS EN TMAX الأطلس بالطيما«  on avait déjà en tête leur esthétique hardcore et gabber, à la fois cartoonesque et inspirée de la scène rap et club locale, à laquelle on a voulu associer des parties instrumentales issues de la région MENA, notamment un sample de Gaita par  l’artiste Abdallah Shafiq.

Vanda : Et jusque là on avait surtout travaillé à distance, notamment pour la composition de l’EP Martyr ظ ل م, donc c’était l’occasion de se poser pour enfin expérimenter et travailler à quatre mains en studio.

Sinclair : Pour notre morceau  « I Hope You Rot In Hell And Your Dog Is Watching«  sorti sur la première compilation saisonnière de Du Coeur Records, il y avait un mood board, un cadre stylistique particulier qui était demandé à l’ensemble des artistes invité-es et qui était de produire « la track de la fin du monde ou celle d’un monde nouveau ».

Vanda :  On a eu l’envie de jouer sur la tension induite par cette dualité, entre sentiment apocalyptique généré par des sons industriels tels que des bruits d’imprimante et d’objets métalliques divers, pour aboutir sur une deuxième partie plus mélodique et florale, qui amène à une forme d’espoir d’une planète en pleine renaissance. C’est à partir de ce morceau qu’on a commencé à penser notre musique dans son rapport à l’image, au vu du Master que l’on a fait simultanément en études audiovisuelles.

Sinclair : Notre musique s’est muée vers une forme plus orchestrale et cinématographique, avec une mise en avant de la voix et des textes chantés.

Vanda, lors du live à La Marbrerie cité plus haut, tu es intervenu pour expliquer au public que tu chantait certes en arabe, mais en utilisant différents dialectes (syrien, marocain, égyptien…) Pourrais-tu nous en dire davantage sur cette nécessité en tant qu’artiste vocal d’utiliser plusieurs langages ?

Vanda : Pour reprendre l’exemple du titre « Martyr ظ ل م » , j’ai écrit le texte en dialecte égyptien et la dernière partie plus « spoken word » du morceau en arabe classique, qui a un côté poétique très riche. Mais les lyrics de nos tracks sont toujours pensés après avoir commencé à travailler sur un premier arrangement instrumental, ce qui fait que je ne décide pas au préalable d’écrire dans un dialecte précis.

Sinclair : Disons qu’il y a au départ un premier jet composé sans faire de vraie construction, qui correspond à une accumulation de matières sonores qui par la suite aboutit à un travail d’orchestration de tous ces éléments. Mais on travaille de plus en plus avec le souci d’imaginer la production comme un tableau sur lequel la voix de Vanda va s’étendre.

Vanda :  Le choix du dialecte dépend également de son potentiel mélodique vis-à-vis de l’instrumental, ce qui me pousse aussi en tant qu’auteur et interprète à jouer avec les différents codes de la langue arabe, sa dimension métaphorique et génératrice d’images.

Sinclair : Oui et la langue arabe offre de nombreuses subtilités sémantiques qui te permettent de faire des jeux de mots et des néologismes.

Vanda : Pourtant, le dialecte emprunté dépend de sa pertinence avec le contexte, comme avec « Syrian Day » que l’on a joué à La Marbrerie, qui est chanté en arabe syrien. Les lyrics évoquent une journée imaginée dans le corps d’un-e jeune syrien-ne au coeur de la guerre. Notre live commençait auparavant par un track sobrement intitulé « Palestine » dans lequel je discourais sur la nécessité des peuples arabes d’être pleinement solidaires du sort de ce pays, qui est un des derniers au monde a être victime de la colonisation, et que je chante en arabe littéraire, avec un souci d’universalité manifeste.

Car l’usage de l’arabe classique résout à mes yeux ce fossé de l’incompréhension des peuples arabes les uns des autres qui peut être dû à l’usage de multiples expressions et manières de discourir propres à chaque région et pays. Quand tu prends l’exemple de l’arabe marocain, c’est un dialecte qui a notamment été influencé par l’espagnol et le français lors des conquêtes et différentes étapes de la colonisation, autant que par la culture Amazigh, du nom de cette ethnie autochtone présente bien avant l’hégémonie de la culture arabe et musulmane sur le territoire maghrébin.

Pour développer plus intensément autour de ce sujet de la parole, j’aurais voulu recueillir vos pensées concernant la question du genre dans les langages chantés et écrits. Vanda, toi qui est un-e artiste non-binaire et trans fier-e et assumé-e, sans pour autant vouloir t’identifier toi-même par l’usage d’une définition monolithique du genre, comment abordes-tu les problématiques liées aux difficultés du langage quant à épouser une démarche plus inclusive, sans discrimination intrinsèque ?

Vanda :  J’invite effectivement les gens à utiliser le pronom « iel » (they en anglais) lorsqu’iels s’adressent à moi et ce depuis mon outing trans, mais dans la plupart de nos premiers tracks réalisés avec Caïn و Muchi mes textes sont écrits au féminin. C’est le cas notable du morceau titre « Warda وردة » issu de notre dernier EP, dont j’ai écrit le texte il y a près de deux ans et qui raconte l’histoire, de manière assez allégorique, de ma transition. Cela fait aussi partie de moi, de la manière à travers laquelle on m’a perçu, autant physiquement et culturellement durant toute une partie de ma vie, et avec tous les clichés que cette assignation de genre produit. J’en ai bien sûr beaucoup souffert mais d’un autre côté je trouve ça très minimisant de couper cette partie de mon histoire et de chercher radicalement une forme de non-binarité dans l’écriture. Cela prendra du temps avant que l’inclusivité de mes textes soit totale.

J’écris aussi beaucoup au masculin car il faut savoir qu’en arabe ce genre-ci prédomine. Prends le mot « habibi » (mon chéri / mon amour) par exemple, qui est universellement utilisé pour parler aux femmes et aux hommes. Dans l’arabe littéraire, le pronom masculin fait office de point de neutralité comme peut l’être le « on » en français ou le « it » en anglais, donc d’une certaine manière la question de l’inclusivité y est évacuée sans pour autant entrer dans une démarche discriminante.

Pour autant dans une certaine partie du Maroc où j’ai vécu, précisément à El Jadida dans la région de Casablanca, il y a une forme de féminisation de la langue qui est manifeste, du coup le genre parlé prédominant n’est plus le masculin et les gens s’en accommodent aisément. En me rapprochant de certaines communautés dans cette région, j’ai compris que ceci était aussi dû à l’influence culturelle majeure de la Aïta, un art de vivre et une forme musicale locale dans laquelle les femmes ont une place majeure, et qui fut par la suite le sujet central de mon mémoire à l’université. Elles chantaient la révolution, l’anti colonialisme et prônaient une liberté totale dans leurs textes. C’était un milieu très inclusif et avant-gardiste qui a accueilli toutes les populations marginalisées au Maroc : gays, queers, travestis, drag queens y étaient les bienvenu-es et n’hésitaient pas à y performer et se mettre en scène.

Si on en revient un peu à la question du genre dans les textes écrits pour notre projet, je fais en sorte de parler d’une manière à travers laquelle tout le monde pourrais s’identifier, même si cela peut quelque fois friser l’ego trip, mais sain et pas vénal, comme dans le morceau Warda وردة. Les deux parties du morceau « Madhi, Pt. 1 م ا ض ي » n’ont pas de genre prédéfini, tout comme « Hawa ه و ى » qui évoque la question d’un amour malsain, afin que toustes puissent rentrer dans cet univers poétique dans lequel l’imaginaire prédomine.

© Théo Cambi

Sinclair, j’ai eu l’occasion de découvrir ton travail de producteur lorsque tu m’as fait parvenir il y a deux ans un track de ta composition intitulé « État Des Lieux » inspiré de la bass music et du breakbeat anglais, pour le deuxième album militant de notre collectif QSS (Quarantine Sonic Squad) en soutien au BAAM (Bureau d’Accueil et d’Accompagnement des Migrant-e-s). On a également pu t’écouter sur ton premier EP « Luxury », avec un son axé broken beat et electronica, paru en 2018 ou encore sur des compilations pour le label marseillais Omakase dans une veine davantage estampillée IDM. Tu es également sound designer et monteur pour différentes marques et institutions. Comment en es-tu arrivé à collaborer avec Vanda au sein de Caïn و Muchi, et comment perçois-tu ton approche en tant que compositeur et live artist dans ce duo ?

Sinclair :  Ah « Luxury » ça date bien (rires) ! C’était auto produit, je l’ai écrit et composé en une nuit seulement. Après si tu veux tout savoir, c’est une approche musicale qui correspond à une période de ma vie avec laquelle je ne me sens plus forcément en phase, sur le plan artistique, même si je ne renie pas ce projet, bien au contraire. Ça a posé les base de ma manière de produire tout en nourrissant mon imaginaire. Cette touche IDM organique que tu y as décelé, c’est aussi le fait que la culture club et la dance music ne sont pas des choses qui m’ont inspiré de prime abord, j’étais davantage intéressé par la beat music californienne de Shlohmo (Friends of Friends) et Lapalux (Brainfeeder / Ninja Tune).

Mon arrivée à Marseille en 2018, la découverte de la scène des musiques électroniques locales, les soirées du Métaphore Collectif et ma rencontre avec Vanda notamment ont suscité un désir en moi de me rapprocher de ce genre artistique qu’est la club music, au sens très large, et ainsi d’imaginer le projet Caïn dont je te parlais plus tôt. Même si cet élan vers le club n’est pas forcément un pré requis pour composer et produire la musique que l’on propose avec ce duo. N’étant pas DJ moi-même, je n’ai pas ou peu de réflexe d’arrangement dirigés par les intensités et les drops qui sont prédominants dans l’écriture de musique dansante. Ce qui peut être un atout comme un défaut, mais qui permet d’avoir une certaine flexibilité dans mon approche, qui doit davantage à mon apprentissage du sound design et de la musique électro-acoustique.

Lors de mes études à Toulon entre 2017 et 2018, j’ai monté un premier projet avec une chanteuse marocaine que connait par hasard Vanda depuis de nombreuses années, et c’est la première fois que j’ai ressenti cette envie très forte de travailler en collaboration avec des artistes dont la voix est l’instrument principal.

© Théo Cambi

Vanda, tu es aussi producteur-ice et on a pu t’entendre récemment collaborer à pas mal de sorties collectives avec ton projet solo, comme avec les parisien-nes de Attraction Corp ou le label Jerry Horny. Tu tournes également en tant que DJ assez régulièrement et dans pas mal d’endroits dans le paysage club hexagonal. Peux-tu nous parler de cette pluralité dans ton approche musicale, autant en tant qu’artiste vocal, compositeur-ice et performeur-euse ?

Vanda :  Même si moi non plus je ne viens pas de la culture club, ce que je produis en solo sous mon alias Vanda Forte  est définitivement orienté vers les musiques de corps, de mouvement (je préfère ces dénominations à celle de « club » pure et dure). Dans mes DJ sets j’essaye de naviguer entre une musicalité issue de mon background acoustique et instrumental, et des choses qui sont plus proches d’une énergie rave hybride, et il en va de même pour les tracks que je façonne comme celle intitulée « The Push » pour la compilation VENGEANCE LACTOSE VOL.3 parue sur Jerry Horny en 2022, qui est une invitation à la danse tout à fait furieuse.

À mon sens, il se dégage une certaine noirceur, ou tout du moins une mélancolie assumée dans votre approche musicale. Cette approche sombre du son et du texte est elle inhérente au corps même de votre projet ?

Vanda :  Je pense que cette supposée « noirceur », ou en tout cas cet aspect dark dans notre musique est venue de manière très naturelle, surement lié à nos deux personnalités. Mais c’est aussi quelque chose que l’on recherche esthétiquement, car elle est synonyme d’une certaine profondeur artistique, en tout cas à mes yeux. Je parlais plus d’une esthétique « emo » qui peut être un résultante d’une adolescence à écouter des choses plutôt sombres et intrigantes. La plupart de mes premiers textes questionnaient des sujets assez dark comme les relations toxiques et la rupture sentimentale. Et je me rends compte aujourd’hui à quel point il y a une identification possible du public à cette mélancolie qui fonctionne de manière presque thérapeutique.

D’un point de vue d’auditeur-ice, et malgré les élans manifestes de vos lives vers une énergie club, vous oscillez pourtant à la limite entre un format chanson, bien que non conventionnel dans sa forme, et des paysages ambient qui contrecarrent d’office des appels à l’hédonisme sans discontinuité propre à nombre de performances musicales électroniques. Cette mise en tension du format live est-elle nécessaire dans votre approche sonique et vibratoire ?

Vanda :  On peut effectivement parler d’un format de chansons mais qui n’en épouse pas les codes traditionnels, car on a pas de trame couplet / refrain  / bridge. C’est assez vaporeux et on ne veut pas coller à une certaine traditions des musiques populaires qui se reposent presque entièrement sur cette manière de faire.

Sinclair :  Dans le cadre d’un live club « en continu », tu es toujours contraint-e à rafistoler les choses en permanence, assembler des parties entre elle. Nous on prend le prend le parti de penser notre live comme une succession de tableaux avec une temporalité propre à chacun d’entre eux, ce qui permet de déployer des énergies différentes à plusieurs moments de la performance. Et comme on te disait plus tôt, on a besoin de cette tension pour capter l’attention de l’audience sur un temps long, où elle n’aura pas envie de se lasser où d’être prise seulement dans un mouvement qui appelle à la danse, mais aussi à la réflexion et à l’appréciation d’images.

Pour aller au-delà de la sortie de ce nouvel EP et de vos prochaines dates de concert, j’imagine que vous réfléchissez d’ores-et-déjà à une continuité de votre travail musical en duo. Si tel est le cas, pouvez-vous nous donner quelques indices de ce à quoi l’on pourra s’attendre pour un futur format de Caïn و Muchi ?

Vanda :  On a un désir de continuer à développer notre travail en duo dans son rapport à l’image, aussi car nous venons tous les deux de pratiques artistiques audiovisuelles, ce qui nous amené à penser un projet de film dont on écrirait la bande-son.

Sinclair : Dans les prochaines échéances,, on s’apprête à intégrer un programme de résidence au GMEM de Marseille, qui est un centre national de création musicale, sorte d’équivalent phocéen de l’IRCAM.

Vanda :  Lorsque nous étudions tous les deux la création acoustique et la musicologie en Master, nous avons eu quelques cours qui ont eu lieu là-bas. Le directeur du centre nous a invité à venir faire cette résidence dans le cadre du programme Babel XP. Ça nous fait donc super plaisir de réintégrer ce bel endroit qui a vu naître nos premières expérimentations sonores en duo ! On va donc s’atteler à développer un live encore plus poussé sur le plan sonique, car on va avoir droit à un accompagnement logistique de haut vol, avec du matériel de pointe et des équipes pour nous suivre quotidiennement, on a hâte !

Sinclair : Il y aura une restitution du travail qu’on produira au GMEM, à l’issue du temps de résidence.

Vanda : Pour ce qui est de nos prochaines dates en live, on aimerait beaucoup travailler avec des VJs et un ingé son attitré, qui pourrait nous aider à adapter notre performance dans chacun des lieux où l’on se produira. On a aussi quelques projets d’EPs en cours de validation… pleins de choses qui arrivent tout vite !

© Théo Cambi